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by: Laila Amine – translated by Thomas Hueber and Caroline Fache
Il y a vingt ans, quand la France a battu le Brésil lors de la finale de la Coupe du monde en 1998, j’étais parmi les fans qui se sont précipités dans les rues pour une nuit complète de célébration en hommage aux Bleus. J’ai serré des étrangers dans mes bras et compté les buts à haute voix («et 1 et 2 et 3 zéro!») jusqu’à ce que ma voix cède. En tant que jeune femme française née de parents immigrés nord-africains, j’ai ressenti une communion rare et totale avec mes compatriotes. Avec des joueurs nés de parents venus d’Afrique du Nord et d’Afrique Subsaharienne, ainsi que des Caraïbes, l’équipe nationale représentait une France souvent invisible qui a été soudainement fêtée par plus de 1,5 million de personnes sur les Champs-Élysées. Cependant, à l’époque, je ne pouvais pas ignorer la réalité de la discrimination raciale en France. Quelques mois plus tôt, une nouvelle loi exigeant une évaluation anonyme des examens des étudiants – cachant ainsi mon nom musulman – m’a propulsée du rang d’étudiante en difficulté à celui de diplômée universitaire douée.
La célébration de la victoire de la France en 2018, et la polémique suscitée par le célèbre animateur d’émission de deuxième partie de soirée, Trevor Noah, la qualifiant de « victoire africaine, » sont devenues des points explosifs sur la question de la race. Dans sa missive, l’ambassadeur français Gérard Araud a reproché au comédien d’avoir importé le concept de race dans un contexte différent. « Contrairement aux Etats-Unis, a-t-il expliqué, la France n’identifie pas ses citoyens par leur origine ou religion. Pour nous, il n’y a pas d’identité prévalant sur une autre. Les racines sont une réalité propre à chacun. » La déclaration d’Arnaud ne pouvait cependant pas être plus éloignée de la vérité: la race n’est pas une importation américaine mais une expérience collective réélle en France.
Le fait que la France ne prenne pas en compte les différences raciales et religieuses dans son recensement ne signifie pas qu’environ six millions de personnes appartenant à des minorités raciales ne subissent pas de discrimination quotidienne basée sur ces catégories sociales.
Une expérience sociologique de 2014 par Marie-Anne Valfort et ses collègues a démontré que seuls 5% des hommes musulmans candidats à l’embauche sont rappelés, soit quatre fois moins que les hommes catholiques. Les banlieues pauvres qui ont produit l’attaquant extraordinaire Kylian Mbappé et les milieux de terrain Paul Pogba et N’Golo Kanté ont un taux de chômage de près de 35% pour les jeunes, soit trois fois plus que la moyenne nationale.
Enquêtant sur des cas de brutalité policière, Amnesty International a signalé « une impunité de facto » en ce qui concerne l’application de la loi en France. Black Lives Matter [Les vies des Noirs comptent] aussi. Malgré une discrimination raciale très importante dans les domaines de l’éducation, du logement, de l’emploi, de l’accès à la santé et du comportement policier, le grand public gaulois reste obstinément attaché à une théorie délirante de l’égalité universelle. A chaque fois que la question d’un recensement racial se pose – des données qui pourraient aider à examiner l’étendue de la discrimination dans la plupart des aspects de la vie sociale – la France fait ce que le démographe Patrick Simon appelle « le choix de l’ignorance. »
Les références à la race sont souvent implicites. La ségrégation géographique des populations d’origine africaine dans les banlieues pauvres où les générations précédentes ont commencé à travailler dans les années 1950 et 1960, les zones spatiales évoquent la race. Dans le language courant, nous les appelons « cités », « banlieues », « quartiers sensibles » – des termes qui renvoient à une cartographie racialisée à laquelle les médias et les politiciens ont ajouté des termes péjoratifs dénonçant le crime et l’anarchie –zones de non droit, émeute, caïds, caillera, racaille, et islamisation. Nous désignons aussi par « musulman » ceux que nous imaginons avoir l’air musulman (à la peau noire ou mate), qu’ils le soient ou non. Visuellement, il est encore plus facile d’évoquer la race en invoquant la cuisine, les coiffures ou les choix vestimentaires comme le survêt, le voile ou le bonnet.
Comme l’a insinué Trevor Noah, l’équipe de France est en partie le produit de l’histoire l’empire colonial français. L’auteur Albert Memmi capture le caractère unique de cette population dans la déclaration suivante, « le Maghrebin n’est pas un immigrant russe ou roumain, un étranger arrivé par accident; c’est le « bâtard » de l’aventure coloniale, un reproche vivant ou une déception permanente. » Mon père faisait partie de cette génération d’hommes qui sont venus travailler en France après la Seconde Guerre mondiale. Comme beaucoup de ses compatriotes, il a choisi d’aller quelque part où il trouverait de l’aide, dans son cas, à Brest, où son frère travaillait déjà dans la construction. Pour rétablir son économie et augmenter sa population, la France s’est tournée vers ses colonies pour une main-d’œuvre bon marché, facilitant l’entrée et le regroupement familial même après l’indépendance et jusqu’au début des années 70. Très peu d’entre eux se sont installés à Brest, la majorité des immigrés a choisi Paris ou d’autres grandes villes françaises où leurs compatriotes les ont aidés à trouver un logement et du travail. Dans la capitale, ils occupaient des dortoirs réservés aux hommes, surpeuplés et délabrés, partageant la même chambre et dormant parfois tour à tour dans le même lit. D’autres habitaient en périphérie, près des usines, dans des bidonvilles comme Nanterre et Gennevilliers, privés de routes pavées et d’eau courante.
Au début des années 70, les habitants des bidonvilles (en grande partie des immigrés et leurs enfants) ont fait leur entrée dans les HLM (habitations à loyer modéré) en banlieue parisienne. Point d’ignition pour le prétendu problème d’immigration en France, la banlieue abrite, en réalité, essentiellement des citoyens français issus de l’immigration. A côté des usines et coupées des centres-villes, ces zones administratives ont été les plus durement touchées par la désindustrialisation, ce qui a empêché les habitants de profiter des opportunités économiques. Les obstacles structurels paralysants sont souvent vus à travers l’altérité culturelle. Alors que de nombreuses minorités peuvent se sentir françaises, nous sommes rarement perçus comme tels. En plus des discriminations difficiles à prouver, nous sommes confrontés à la question récurrente : « D’où venez-vous ? » Et de nombreuses projections sur notre conscience professionelle, notre supposée foi et les tabous. Notre couleur de peau parle pour nous et ne manque jamais d’évoquer les lieux d’origine de nos ancêtres dans le vaste empire français. C’est une entreprise fatigante de ramener nos interlocuteurs en métropole, de les convaincre que nous sommes aussi Breton(ne) ou Marseillais(e).
Le domaine du football n’est pas différent. Lorsque l’équipe de France gagne, les joueurs sont célébrés avec le slogan « Black, Blanc, Beur » un jeu de mots sur le drapeau tricolore (bleu, blanc, rouge). Cependant, quand l’équipe est moins performante, les médias et l’élite politique visent les joueurs de couleur pour remettre en question leur patriotisme. Par exemple, des journalistes demandent à Karim Benzema pourquoi il ne chante pas l’hymne national. Le scandale de l’équipe française pendant la Coupe du monde de 2010 met en évidence ce traitement différenciel. Les Bleus ont fait grève pour protester contre le limogeage de Nicolas Anelka par la Fédération Française de Football après qu’il a insulté l’entraîneur dans le vestiaire. À l’Assemblée Nationale, Roselyne Bachelot, ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale, a qualifié les joueurs de couleur de « criminels de banlieue immatures » et les a distingués des joueurs blancs qu’elle a baptisés « gamins apeurés. » L’entraîneur suivant, Laurent Blanc, a remplacé la plupart des joueurs, a distribué les paroles de l’hymne national à l’équipe et a interdit les buffets halal : des changements qui supposaient une identité française déficiente. Il est intéressant de noter la démission de Blanc après la révélation de sa proposition à la fédération de fixer des quotas pour les joueurs « binationaux » et sa suggestion de différences entre les joueurs blancs et les joueurs noirs: le premier plus cérébral, le dernier plus fort et plus rapide.
La politique raciale et le football interagissent en permanence. Tout comme le président Jacques Chirac, qui a connu un nouvel élan après la victoire de 1998, la côte de popularité président Emmanuel Macron a augmenté après la finale de la coupe du monde de 2018. Selon Sylvine Thomassin – la Maire de Bondy (ville natale de Mbappé) –l’événement a modifié, même brièvement, l’opinion publique envers les banlieues : « C’est merveilleux, car on parle si souvent des banlieue en termes négatifs. » En 2016, Paul Pogba qui a grandi à Roissy-en-Brie, une banlieue parisienne, a expliqué son succès extraordinaire dû en grande partie grâce à une absence totale d’options dans le milieu dans lequel il a été élevé : «il n’y a que le football. Que ce soit à l’école ou à l’extérieur, tout le monde va jouer au football. … Chaque jour, c’est le ballon. C’est tout ce qu’il y a. » Pendant sa campagne présidentielle, Macron a soutenu ce bilan, qualifiant la vie dans la banlieue d’une sorte d’ « assignation à résidence » et s’est engagé à investir fortement dans sa transformation. Cependant, après un rapport commandé par le gouvernement qui recommandait de prendre des mesures d’une valeur d’environ 50 milliards d’Euros pour cette transformation, Macron a changé d’avis, désirant se concentrer plutôt sur la responsabilité personnelle, une approche bottom-up.
Dans un pays obsédé par l’identité nationale, l’image récemment publiée du président français embrassant la tête d’un joueur d’origine camerounaise et algérienne né en banlieue est un geste hautement symbolique de l’unité multiraciale. Mais au-delà des images, des slogans de la France multiculturelle ou de la rhétorique d’une « nouvelle époque » déjà vantée en 1998, il y a peu d’initiatives concrètes pour l’intégration économique des banlieues. Après la victoire récente, Pogba a déclaré à la radio française: « Maintenant, il n’y a plus de couleur, noir, jaune, tout est réuni. Maintenant, vous êtes tous fiers de nous. Pour toujours. » Ses mots poignants témoignent d’une acceptation longtemps cherchée et d’une indication que cela pourrait être de courte durée.
Laila Amine, auteure de Postcolonial Paris: Fictions of Intimacy in the City of Light